De la Vallée du silicium, nous connaissions peu de choses avant de nous y envoler en novembre dernier.
Nous ? 14 étudiants sélectionnés par le Centre pour l’entrepreneuriat de Sciences Po, partis vivre une Learning Expedition dans la Silicon Valley. Ce projet, premier du genre, a rassemblé différents visages et caractères, venus de la rue Saint-Guillaume, mais également d’écoles d’ingénieurs et de commerce dont l’École polytechnique, l’ESPCI, les Arts & Métiers et l’ESSEC. Pendant une semaine, nous avons arpenté l’envers d’un décor bien connu d’Hitchcock et Coppola, enchaînant plus de vingt rendez-vous avec d’ardents entrepreneurs, des chercheurs éclairés de Stanford et Berkeley et des entreprises emblématiques, telles que Facebook, Google ou AirBnb.
De la Vallée, de ce périple, de ces rencontres, de nos débats, de ces quelques secrets tirés de nos observations, nous aimerions faire confidence.
De la Vallée, au gré des discours, nous percevons l’appropriation collective d’une culture de la différence, pop and arty, éclairée par l’analyse lumineuse du professeur Fred Turner que nous rencontrons à Stanford. Héritière de l’esprit libre des Beatniks, elle se veut l’écho moderne de la contre-culture hippie des années soixante qui a vu naître Apple ; celle d’une volonté collective de mettre le hack au service de l’individu, en révolte contre l’emprise conservatrice de Washington.
De la Vallée, nous retenons ces impossibles contrastes, percutants et révoltants, entre ceux qui réussissent et ceux qui, dans la rue, survivent au quotidien. Régulièrement classée parmi les villes les plus inégalitaires au monde, San Francisco polarise comme rarement les vedettes et les exclus d’une économie numérique qui, pourtant, permet tant. Celle-ci, valorisée par milliards, apporte des solutions innovantes à nos besoins contemporains, médicaux, technologiques, éducatifs. Mais elle tarde à corriger les disparités sociales qu’elle engendre incidemment, à l’image des Google Bus dont chaque arrêt participe de la fracturation de l’espace urbain ; ces navettes, qui acheminent chaque jour les employés de la firme vers leur travail, sont devenues emblématiques de la gentrification de la ville.
De la Vallée, nous découvrons de nouvelles formes d’action publique, portées par des entreprises et des entrepreneurs qui viennent concurrencer l’État dans l’exercice de ses missions originelles. Ainsi, à Berkeley, le Social Lab Apps repense l’innovation au service du bien commun. James Holston y développe, par exemple, DengueChat , application passionnante qui agit efficacement pour éradiquer des moustiques, porteurs de maladies virales au Nicaragua. À Palo Alto, l’entreprise Palantir, spécialisée dans le traitement des mégadonnées, nous présente son action philanthropique, au service de la réinsertion des sans-abris ou de la coordination humanitaire en Syrie. Régulièrement critiquée pour son culte du secret et ses liens opaques avec les agences gouvernementales de nombreux pays, cette “licorne” fondée par Peter Thiel et aujourd’hui valorisée à plus de 20 milliards d’euros séduit autant qu’elle inquiète.
De la Vallée, nous rencontrons des personnalités aux incroyables parcours, à l’image d’Ernestine Fu, de Tenzin Seldon ou des français Gregory Renard et Matt Lhoumeau. L’échec, la résilience, le talent, le travail, le succès fragile ou fulgurant font partie de leur ADN. Ils nous rappellent quelques principes fondamentaux pour pouvoir prospérer dans ce coin d’Amérique aux ressorts darwiniens : le « devoir d’échouer pour réussir »; le mantra du « do it, fix it »; la défense d’un « solutionnisme technologique » décrite par Morozov selon lequel la technologie peut tout résoudre — la liste est longue. Ils nous prouvent que cette City by the Bay permet comme nul autre écosystème auparavant de faire vivre des idées et des projets, lucratifs ou non. Cet espace a permis à ces entrepreneurs de s’associer avec le partenaire qui leur manquait et de récolter en quelques jours les milliers de dollars nécessaires pour se lancer. Quels que soient les diplômes et les origines, nous affirme-t-on, chacun a sa chance ; la réalité se révèle pourtant plus complexe. Si l’immigration de talents est sans conteste une chance pour l’économie californienne, les plafonds de verre restent intacts. Les personnes issues de l’immigration ou de milieux défavorisés, mais aussi les femmes, demeurent ainsi invariablement sous-représentées dans les postes de décision.
De la Vallée, nous appréhendons le rôle absolument central joué par les universités, et tout particulièrement Stanford et Berkeley. Elles irriguent la recherche, drainent l’innovation et forment les talents de demain, recrutés à prix d’or. Leur proximité avec les entreprises est évidente et les passerelles entre les disciplines sont nombreuses. Comme Apple et Google en leur temps, de nombreuses startups fleurissent aujourd'hui à leurs alentours.
De la Vallée, nous comprenons le regard porté sur la France. Si beaucoup de nos interlocuteurs ont regretté les barrières géographiques, culturelles ou financières longtemps à l’œuvre dans l’Hexagone, beaucoup se réjouissent du dynamisme actuel de notre écosystème entrepreneurial. Demeurant l’indéfectible nation de “l’esprit critique”, la France redevient attractive et dispose d’atouts bien réels : la formation de ses ingénieurs, le haut niveau de sa recherche ou les logiques partenariales public-privé.
Davantage conscients des forces et des limites du modèle californien, nous revenons en France inspirés et optimistes ! À Sciences Po, notre groupe partage ses carnets de voyage en multipliant les initiatives de restitution, et chacun d’entre nous continue de développer ses projets entrepreneuriaux et de recherche : sur l’avenir des démocraties à l’ère numérique pour Yaël, la blockchain pour Alex et Alexandre, l’intelligence artificielle pour Thomas, les entreprises créatives pour Sophie et Tsukasa, l’économie numérique pour Benjamin et Sylvain, l’énergie pour Erell et Coline, la révolution des compositions musicales pour André, l’entrepreneuriat social pour Lola et Gaspard, la santé connectée pour Gauthier.
Une nouvelle Learning Expedition se prépare d’ores et déjà pour l’année prochaine ; la région de Boston en sera la prochaine terre d'exploration.